histoire

Judikael inspira longuement et inclina la tête sur un côté, ses sourcils délicatement froncés en témoignage de son ennui actuel car il espérait que la situation particulièrement déplaisante dans laquelle il se trouvait ne s'éterniserait pas. Ses yeux se posèrent sur l’individu à qui il devait sa présence dans ce sous-sol miteux, et il regretta d'avoir raté l'heure du thé pour ça. Il se mit à observer attentivement celui qui se trouvait être son oncle, attaché à une chaise, sur le point de se faire arracher quelques informations par un ami du jeune anglais. Il finirait bien par avoir le fin mot de l’histoire, peu importait le temps que cela prendrait. Il se le jurait sur la tombe de sa mère.

« Alors ? Êtes-vous prêt à me raconter tous vos secrets, mon cher oncle ? » interrogea-t-il sur un ton placide.

Cela faisait près d’un demi-siècle que Kael était à sa recherche et il était bien heureux de l’avoir enfin attrapé. Il avait tant de questions à lui poser et ce n’était pas de celles qu’on discute autour d’une tasse de thé. À son plus grand dam, cet homme n'avait pas l'air inquiet de la suite des événements comme il l’aurait souhaité et il regretta de ne pas s’en être pleinement occupé lorsqu’ils étaient tous deux encore parmi les vivants.
Il s’approcha de lui et s’empara de son menton qu’il releva d’un geste vif. Ses yeux rencontrèrent ceux d’un noir profond de son oncle et il eut un rictus mauvais. L’homme ne montrait aucune intention de vouloir coopérer et cela lui mettait les nerfs à fleur de peau.

« Vous êtes d’un ennui, mon oncle. Je m’attendais aux supplications que vous m’aviez répété tant de fois avant que je ne mette fin à votre vie. Êtes-vous confiant car vous êtes déjà mort ? » demanda Kael en fixant l’homme intensément, cherchant à le percer à jour.

Il était impossible pour un lâche tel que lui de changer aussi vite, songea le vampire en le relâchant et fit un tour dans la pièce. Il lui semblait avoir tué cet homme pas plus tard que la veille tant les souvenirs étaient frais dans sa mémoire, tout en sachant parfaitement que cela remontait à près d'un siècle. Il l’avait traqué sans relâche, sans en informer le reste de sa famille afin de ne pas les impliquer, et avait retrouvé sa trace à l’aube de sa seizième année. Oh, comme il était jeune à cette époque, et rien d’aussi terrible n’aurait dû peser sur ses frêles épaules ! Hélas, cet... oncle qui n’en portait que le titre en avait décidé autrement pour lui en essayant maintes fois d’attenter à sa vie. Bien qu’il n’eût compris à l’époque les raisons qui le poussaient à commettre de tels actes, il avait saisi une chose essentielle : s’il ne faisait rien, l’oncle passerait à sa jeune sœur, qui représentait alors une cible plus facile.

Dana.

D’un an sa cadette, Dana représentait le monde aux yeux de Judikael. Elle était tout ce qu’il y avait de plus important pour lui et il n’y avait aucun doute sur le fait qu’il aurait fait n’importe quoi pour elle ; ce qui était déjà arrivé à plusieurs reprises. Rien ne saurait l’empêcher de protéger sa chère sœur. C’était ainsi qu’il s’était retrouvé avec du sang sur les mains, qu’il avait gagné une balafre particulièrement visible comparée aux autres, et il aurait aimé que la conclusion de son histoire eut été sa mort pour le bien de sa tendre sœur, tel un sacrifice. Seulement, tel ne fut pas le cas et cela le faisait fulminer intérieurement. Kael enrageait quant au fait qu'il fut séparé d'elle pour une raison aussi futile que la vengeance ; lorsque le vampire avait planté ses crocs dans sa gorge et qu'il s'était ensuite retrouvé en face de la faucheuse, cela avait été une évidence pour lui que ce dernier avait été engagé. Plus tard, il en eut les preuves et cela l'avait amené jusqu'en Allemagne où il put enfin mettre la main sur son oncle.

« Laissez-moi vous apprendre quelque chose d'amusant, mon oncle. (Kael lui offrit son sourire le plus doux, les yeux plissés d'une joie malsaine quant à sa révélation.) Il est tout à fait possible de mourir, pour de bon, et cela dans les plus horribles conditions qu'il soit... Et, voyez-vous, l'ami qui m'accompagne aujourd'hui se trouve être un expert en la matière, en plus d'être particulièrement doué pour extraire des informations. »

Il jubilait presque.
Comme attendu, l'homme attaché blêmit et commença à s'agiter, sûrement dans l'espoir de se défaire de ses liens avant qu'il ne soit trop tard. Ceci fit souffler d'amusement le jeune anglais qui couvrit ses lèvres dont la courbe inspirait le sadisme. Avec cela, ce n'était plus qu'une question de minutes... non, de secondes, avant qu'il ne craque et se mette à nouveau à le supplier, exactement de la même façon que la nuit fatidique où sa vie avait pris fin de la main de Judikael.
Toutefois, à son plus grand étonnement, il ne craqua pas de la façon qu'il imaginait. Les yeux onyx, contrairement à la lueur de pure crainte qu'il s'était attendu à y voir briller, le regardaient avec colère. Son oncle avait peut-être réellement changé depuis sa mort, mais cela n'arrangeait pas ses affaires et l'agaça profondément. Il ne perdit cependant pas patience et attendit que l'homme réagisse pleinement à sa menace afin de rebondir dessus.

« Que peux-tu bien encore me vouloir, sale bast ? Par ta faute, je n'ai pas touché un centime de l'héritage, tu n'as fait que contrecarrer mes plans en survivant à chaque piège que je posais sur ta route, et tu m'as tué ! M'en veux-tu de t'avoir rendu la pareille ? » Ricana l'allemand.

Kael raffermit sa prise sur sa canne et l'air se chargea en électricité. Néanmoins, il n'y eut que le silence pour accueillir les paroles du parent du vampire et ce dernier dura une bonne minute. Celle-ci fut suffisante pour effriter son assurance et ses yeux noirs se mirent à regarder partout autour de lui avec une certaine agitation ; pour Judikael, ce n'était qu'une pure délectation de le voir s'effondrer morceau par morceau sans avoir besoin de faire quoi que ce soit.
Il se contentait de lui sourire.
Ce n'était pas un sourire d'où l'on percevait les plus mauvaises intentions, qui nargue ou qui se moque. Ce n'était rien de tout ça, et c'était justement ce qui troublait tant cet homme. Le sourire était doux, chaleureux, l'impression renforcée par l'apparence de l'anglais. Il avait l'air d'un ange et ceci ne correspondait pas à ce qu'il connaissait de son neveu. Il n'avait nul besoin d'être dans sa tête pour savoir que c'était ce à quoi il songeait car cela se voyait tant sur son visage et son regard fuyant.

Il aurait été amusant de comparer les pensées dudit ange, au sourire qu'il arborait, puisqu'ils ne concordaient pas, comme le pensait l'oncle. Judikael se souvenait avec vivacité de tous les accidents qui s'étaient posés sur sa route au long des années, de ceux sans importance comme de ceux qui avaient réussi à le blesser. Il lui était bien difficile d'oublier le jour où une calèche lui était passée dessus et il se demandait encore comment il avait bien pu survivre aux sabots des chevaux. De cet incident, il en avait récolté deux cicatrices, l'une plus longue que l'autre, sur le torse et l'épaule. Il se souvenait de son séjour à l'hôpital et de l'inquiétude de Dana.

Kael ferma les yeux et retira le gant qui recouvrait sa main gauche dont la peau était terriblement meurtrie, ayant visiblement été en proie aux flammes. Il n'en supportait pas la vue et inspira profondément avant de relever les paupières puis il s'approcha de son oncle et leva sa main calcinée devant ses yeux afin qu'il contemple son œuvre de près.

« Mon cher oncle, je ne vous en veux pas d'avoir engagé quelqu'un pour me tuer. Je ne vous en veux pas d'avoir brûlé ma maison et de m'avoir laissé ceci en cadeau. Je ne vous en veux pas d'avoir attenté à ma vie tant de fois, non. Toutes ces choses m'indiffèrent. (Il prit délicatement le menton de celui-ci entre ses doigts brûlés et avança son visage vers le sien, sans se défaire de son sourire angélique.) Je vous en veux d'avoir assassiné ma tendre mère, je vous en veux d'avoir rendu triste mon adorable sœur, je vous en veux d'avoir rendu misérable mon cher père, je vous en veux de m'avoir séparé d'eux. Je vous en veux d'être un si pathétique ver de terre qui ne rampe qu'au nom de l'or ; et je suis en mon parfait droit de vous traiter comme bon me semble. »

Il ne lui restait plus qu'à l'écraser sous sa semelle.
Le relâchant, Judikael recula de quelques pas et, tout en remettant son gant, indiqua d'un mouvement de la tête que son ami, resté en retrait jusqu'à maintenant, pouvait commencer. Il ne sursauta par lorsque le premier coup fut donné et se contenta de contempler la scène en s'installant contre un mur, le poing serré.
Il lui semblait être encore capable de sentir les flammes lécher sa peau, d'en ressentir la chaleur l'étouffer et tout devenir cendres autour de lui. Les derniers mots de sa mère résonnaient dans sa tête ; ces mots qui s'étaient transformés en promesse ne le quittaient jamais. Elle lui avait dit de prendre soin de sa petite sœur, de toujours être là pour elle, de la protéger au péril de sa vie. Et il l'avait fait, jusqu'à ce qu'on lui arrache la vie et qu'il soit incapable de continuer d'honorer cette promesse.
Cela dit, même une fois dans le monde des morts, Judikael avait continué de la surveiller de loin et s'il s'interdisait de la voir de ses propres yeux par crainte de mettre fin à ses jours de ses crocs, il payait de nombreux vampires pour le faire à sa place. Il n'avait, toutefois, jamais eu le courage de consulter un zombie à son propos car il craignait de connaître la fin de Dana, même si cela signifiait qu'il pourrait enfin la revoir et la serrer dans ses bras.
Tout du moins, c'était ce qu'il avait pensé et ce qui le faisait tenir mais les années suivant la nouvelle de la mort de sa sœur, il dût se rendre à l'évidence que son désir n'était pas réciproque. Il était retourné en Angleterre aussitôt le bureau du roi des spectres quitté et ne s'était mis à voyager qu'afin de trouver son oncle, près d'un demi-siècle après la mort de Dana. Il l'avait attendu, encore et encore, et elle n'était jamais venue. Durant son voyage, il ne l'avait pas croisé, non plus. Il aurait tant aimé voir ce à quoi elle ressemblait à présent, de voir quelle magnifique femme elle était devenue.

Judikael poussa un léger soupir et demanda à son ami d'arrêter un instant, ayant quelques mots supplémentaires à délivrer à son oncle pour conclure cette histoire ridicule qui prenait inutilement en longueur. Le visage de celui-ci était maculé de sang et il peinait à reconnaître ses traits en-dessous. Il ne voyait de toute façon aucune ressemblance entre ce cafard et sa tendre mère.

« Je ne parviens pas à comprendre comment vous avez pu tuer votre sœur, pour de l'argent qui plus est. Je songeais à démêler toute cette histoire, tenter de comprendre ce qui vous avait poussé à commettre un tel acte, mais je vois à présent que ce n'était qu'une perte de temps. Il y avait une chance pour que vous vous en sortiez, si j'avais été satisfait de vos réponses, néanmoins... Je suis d'avis qu'il serait plus prudent de se débarrasser définitivement du nuisible que vous êtes. (Se tournant vers son ami à l'air ravi de pouvoir montrer ses talents, Judikael sourit.) Je compte sur toi, Kaz. »

Sur ces mots, il quitta les lieux en ignorant les supplications de son oncle.

Il fut toutefois déboussolé suite à cet épisode qui mettait un terme définitif aux complications de sa vie. L'anglais se retrouvait démuni puisqu'il n'avait plus aucun but, plus aucune destination, plus aucun tracas en dehors de sa sœur qui persistait à vouloir rester éloignée de lui. Une décision qu'il ne pouvait qu'accepter malgré la peine que cela lui infligeait. Il retournerait en Angleterre, en premier lieu, afin de se poser et réfléchir convenablement à la suite. Il ne parlerait pas de toute cette histoire à sa tendre mère, retrouvée dans l'au-delà, mais l'embrasserait en lui disant qu'elle était la femme la plus extraordinaire qui soit, puis il emballerait ses affaires.
Plus rien ne le retenait en Angleterre puisqu'il était évident qu'il n'y croiserait jamais Dana, et sa mère aimait voyager alors il ne doutait pas un seul instant qu'il la reverrait dans le futur, alors pendant que ses pieds et sa canne laissaient des traces dans la neige, il songea à l'endroit où il irait s'installer. Peut-être retourner au premier endroit qui l'a accueilli sous sa forme de spectre, dans l'espoir que sa jeune sœur y soit restée dans le but de l'éviter - ce qui faisait qu'il ne respectait pas tant que ça sa décision... Mais, qu'y pouvait-il ?

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